Portraits croisés

Commentaire de texte

Texte : portrait du couple Cibot, extrait du cousin Pons (H. de Balzac) :

Exploitation du texte et prise de notes – analyse préliminaire et détermination des axes de problématique possibles

Texte (avec repérage)
Notes (brouillon, réflexions)
La rue de Normandie est une de ces rues au milieu desquelles on peut se croire en province : l’herbe y fleurit, un passant y fait événement, et tout le monde s’y connaît. Les maisons datent de l’époque où, sous Henri IV, on entreprit un quartier dont chaque rue portât le nom d’une province, et au centre duquel devait se trouver une belle place dédiée à la France. L’idée du quartier de l’Europe fut la répétition de ce plan. Le monde se répète en toute chose partout, même en spéculation. La maison où demeuraient les deux musiciens est un ancien hôtel entre cour et jardin ; mais le devant, sur la rue, avait été bâti lors de la vogue excessive dont a joui le Marais durant le dernier siècle. Les deux amis occupaient tout le deuxième étage dans l’ancien hôtel. Cette double maison appartenait à monsieur Pillerault, un octogénaire, qui en laissait la gestion à monsieur et madame Cibot, ses portiers depuis vingt-six ans.Or, comme on ne donne pas des émoluments assez forts à un portier du Marais, pour qu’il puisse vivre de sa loge, le sieur Cibot joignait à son sou pour livre et à sa bûche prélevée sur chaque voie de bois, les ressources de son industrie personnelle ; il était tailleur, comme beaucoup de concierges. Avec le temps, Cibot avait cessé de travailler pour les maîtres tailleurs ; car, par suite de la confiance que lui accordait la petite bourgeoisie du quartier, il jouissait du privilége inattaqué de faire les raccommodages, les reprises perdues, les mises à neuf de tous les habits dans un périmètre de trois rues. La loge était vaste et saine, il y attenait une chambre. Aussi le ménage Cibot passait-il pour un des plus heureux parmi messieurs les concierges de l’arrondissement.

Cette première partie du texte est consacrée à la description, ou plutôt à l’évocation du lieu. Puisqu’ »on peut se croire en province », c’est donc que nous sommes à Paris, comme le confirment les mentions de « quartier de l’Europe » et de « Marais », qui sont en effet des quartiers de la capitale. Comme souvent dans les descriptions du Paris de Balzac, quartier et maison ne manquent pas de pittoresque ; on peut, dans ce cadre, se rappeler que les grands travaux effectués sous le second empire (1852-1870) n’ont pas encore commencé à la date où Balzac écrit, et que  le centre de Paris, pour l’essentiel, a encore peu ou prou le même aspect qu’à la renaissance (d’où la référence à Henry IV)…

Au milieu de cette évocation, Balzac intercale une considération d’ordre général « Le monde se répète en toute chose, etc. », qui marque une de ces irruptions du narrateur dans le récit dont Balzac est coutumier et qui rattachent ce passage, comme le roman dont il est issu, au vaste projet que forme La Comédie humaine.

On peut également biffer, sans hésiter, les mentions du texte qui nous sont inutiles : les deux musiciens et amis, qui sont probablement des personnages plus importants du roman, ne nous concernent pas ici : le portrait croisé évoqué par le titre est bien évidemment celui du couple de concierges qui suit.

Cette phrase-clé assure la transition entre la description du lieu et le portait du couple Cibot.

Visiblement, le métier de portier envisagé ici par Balzac (et donc tel qu’il devait être à l’époque) ne se résume pas aux activités traditionnelles des actuels concierges et autres gardiens d’immeubles : outre le gardiennage des portes et le ménage des parties communes, la mention de « gestion » implique que les portiers devaient également se charger de l’encaissement des loyers pour le compte du propriétaire.

Considérations sur le métier de portier (ou de concierge), débouchant sur quelques détails de la situation du couple Cibot et plus particulièrement du mari.

Les émoluments (c’est-à-dire la rémunération ou le salaire) des concierges sont réduits ; le travail qu’ils fournissent, même s’il s’accompagne de servitudes importantes (comme celle de se réveiller la nuit pour ouvrir aux locataires noctambules), n’est pas considéré comme fatigant, et se trouve, dans l’esprit des propriétaires d’immeubles, largement compensé par le logement qui va de pair avec la fonction. Les concierges, par tradition, se paient en partie sur les loyers (un sou par livre représente 1/20 ou 5% du montant des loyers perçus) pour le compte des propriétaires et en partie sur certaines marchandises, comme le bois de chauffage, qui entrent dans la maison (une buche par voie ou chargement), et donc aux dépens des locataires. Mais, comme le souligne Balzac, ces revenus sont généralement insuffisants pour un ménage, et doivent être complétés par des activités annexes, entreprises à domicile, telles que les travaux de couture de Monsieur Cibot, tout à fait compatibles avec ses devoirs de portier.

Cibot, petit homme rabougri, devenu presque olivâtre à force de rester toujours assis, à la turque, sur une table élevée a la hauteur de la croisée grillagée qui voyait sur la rue, gagnait à son métier environ quarante sous par jour. Il travaillait encore, quoiqu’il eût cinquante-huit ans ; mais cinquante-huit ans, c’est le plus bel âge des portiers ; ils se sont faits à leur loge, la loge est devenue pour eux ce qu’est l’écaille pour les huîtres, et ils sont connus dans le quartier !

Description physique sommaire de Monsieur Cibot dans son environnement, augmentée de quelques détails sur son âge et de quelques commentaires de Balzac sur le métier et la mentalité des portiers de Paris, pour qui « être connu dans le quartier » semble bien représenter le sommet de la gloire et de la considération.

« L’écaille pour les huitres » et « belle écaillère » (§ suivant) assurent une transition entre le portait de Monsieur et celui de Madame dans une même évocation des coquillages et fruits de mer qui se fabriquent leur propre coquille et que Madame Cibot, dans sa jeunesse, vendait à la devanture du restaurant au Cadrant-Bleu.

Madame Cibot, ancienne belle écaillère, avait quitté son poste au Cadran-Bleu par amour pour Cibot, à l’âge de vingt-huit ans, après toutes les aventures qu’une belle écaillère rencontre sans les chercher. La beauté des femmes du peuple dure peu, surtout quand elles restent en espalier à la porte d’un restaurant. Les chauds rayons de la cuisine se projettent sur les traits qui durcissent, les restes de bouteilles bus en compagnie des garçons s’infiltrent dans le teint, et nulle fleur ne mûrit plus vite que celle d’une belle écaillère.Heureusement pour madame Cibot, le mariage légitime et la vie de concierge arrivèrent à temps pour la conserver ; elle demeura comme un modèle de Rubens, en gardant une beauté virile que ses rivales de la rue de Normandie calomniaient, en la qualifiant de grosse dondon. Ces tons de chair pouvaient se comparer aux appétissants glacis des mottes de beurre d’Isigny ; et nonobstant son embonpoint, elle déployait une incomparable agilité dans ses fonctions.Madame Cibot atteignait à l’âge où ces sortes de femmes sont obligées de se faire la barbe. N’est-ce pas dire qu’elle avait quarante-huit ans ? Une portière à moustaches est une des plus grandes garanties d’ordre et de sécurité pour un propriétaire. Si Delacroix avait pu voir madame Cibot posée fièrement sur son balai, certes il en eût fait une Bellone !

Histoire de Madame Cibot, « ancienne belle écaillère » dont les aventures amoureuses de «jeune fille» sont évoquées non sans malice par Balzac (« toutes les aventures, etc. »).

Après une nouvelle irruption du narrateur (« la beauté des femmes du peuple, etc. »), du même ordre que celle relevée dans la description des lieux, début du portrait physique, évoqué en relation avec l’histoire du personnage par des mentions relatives à l’usure rapide de la beauté, sans aucun détail réaliste tel que la couleur des cheveux, la coiffure, etc. mais avec des périphrases permettant de conclure à des traits durs et à un teint fleuri, autrement dit à un visage marqué et rougeaud.

Apparait ensuite le physique de Madame Cibot au moment où le roman la concerne : il peut être résumé par le qualificatif de « grosse dondon », que Balzac lui attribue par la bouche de ses « rivales » et précise par la mention de son embonpoint et à la texture de beurre de ses chairs, complétant par quelques détails plus féminins sa mention initiale de « beauté virile ».

Le recours aux références picturales, par l’intermédiaire des noms de Rubens et Delacroix (le premier est un peintre hollandais de l’époque classique, réputé pour le dodu de ses modèles féminins, le second un peintre du XIXe siècle contemporain de Balzac), est également une habitude de l’auteur, qui en fait un usage fréquent dans ses portraits (l’italien Raphael, par exemple, est souvent cité pour les jeunes filles).

La dernière partie, à nouveau entrecoupée d’un commentaire du narrateur (bien qu’ici plus en relation qu’ailleurs avec le portrait en cours) donne l’âge du personnage et en cloture la description par la référence à Delacroix, en y ajoutant le détail cocasse du balai comme attribut de la concierge, ici ironiquement assimilée à une déesse de la guerre (Bellonne).

Synthèse & pistes de problématique

Le titre donné au devoir n’est pas innocent : le terme « portrait croisé » est déjà une piste, à défaut d’en trouver d’autres…
Il s’agit donc d’un double portrait, celui des deux membres d’un couple de «petites gens», concierges parisiens sans doute un peu caricaturés par Balzac, qui a besoin pour son projet de personnages représentatifs d’une classe ou d’un métier.

Nous savons, depuis notre étude d’Eugnéie Grandet, que Balzac campe souvent ses personnages en leur donnant plusieurs dimensions : physique, caractère, histoire et situation au moment où ils entrent en scène ; ici, il ne déroge pas à cette habitude, même si ces deux portraits sont très éloignés, dans leurs détails, de ceux que nous connaissons déjà. Là où Grandet, là ou Nanon étaient décrits avec une grande précision, et dont l’histoire constitue à elle seule le résumé d’un roman, le couple Cibot n’est pas décrit, mais plutôt cerné. Pourtant, malgré ce que ce mot peut suggérer de schématique, il n’est pas foncièrement plus difficile d’imaginer le portrait de Madame Cibot qu’il ne l’était pour Nanon : nous ne connaissons la couleur des yeux d’aucune des deux, et aux verrues de l’une répond la moustache de l’autre. Cependant, près de 15 ans séparent ces portraits dans l’oeuvre de Balzac, et sans doute le temps et l’expérience d’écriture ont-ils donné à l’auteur un plus grand sens de la concision. Un axe possible de la problématique pourra donc consister en une étude de cette concision, qui permet à Balzac de faire en quelques lignes le portrait de deux personnages (là où celui de Grandet, par exemple, s’étalait sur 10 pages) – il faudra toutefois rester, dans ce cas, bien centré sur l’étude du texte, sans divaguer entre l’extrait à traiter et les souvenirs d’autres lectures.

Une autre voie possible est de s’interroger sur les tenants et aboutissants ducouple Cibot : comment ces deux personnages si dissemblables, une « grosse dondon » mariée à un « petit homme rabougri », peuvent-ils être associés par le mariage ? Si puissant que soit l’amour, d’ailleurs mentionné par Balzac, il ne saurait suffire à cette «alliance de la carpe et du lapin», qui fait irrésistiblement penser aux personnages croqués, près d’un siècle plus tard, par le dessinateur Dubout, comme sur l’illustration ci-contre :

On peut également penser aux portraits de caractères dont Balzac nourrit son projet, à la fois descriptif et encyclopédique, de Comédie humaine, et qui justifient dans une certaine mesure, mais surtout donnent un sens aux descriptions que les lecteurs non avertis ont tendance, de façon à la fois naturelle et injuste, à reprocher à cet extraordinaire auteur, qui sait faire bien d’autres choses.

Ou encore, suivant Balzac dans ses fantaisies d’auteur, peut-on envisager ce texte sous l’angle conchylicole et tenter, à l’aide d’indices éparpillés, d’envisager ce qui justifie les références répétées de Balzac aux huitres et autres coquillages, ou d’imaginer ce que peut recouvrir cette expression de la gloire pour des portiers : « être connus dans le quartier » ; gageures difficiles, qui requièrent une analyse subtile et une argumentation élaborée…

Il est enfin possible de revenir à des vérités fondamentales sur la narration, telles que celle-ci : décrire un personnage, c’est en fixer le caractère et la personnalité, c’est, d’une certaine manière, le créer dans l’esprit du lecteur ; une fois ce travail achevé, comme la création du premier homme, il ne reste plus à l’auteur qu’à l’animer d’un souffle, et dérouler l’histoire au gré des caractères et de leurs rencontres.

On voit donc que malgré sa relative brièveté, ce texte, comme bien d’autres, est susceptible de donner lieu à de multiples angles d’analyse ; l’essentiel, bien sûr, reste de développer un propos autour du texte et soutenu par le texte.

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