Analyse du récit

L’importance de la narration : littérature, cinéma, BD…

«Pour faire un bon film, il faut premièrement, une bonne histoire, deuxièmement, une bonne histoire, troisièmement, une bonne histoire.» Henri-Georges Clouzot

Ranger son bureau

D’arrivée récente dans la culture de l’humanité, le cinéma et la bande dessinée complètent la littérature pour former désormais une sorte de trinité de la narration. Bien sûr, le genre narratif n’est pas le seul en littérature, bien sûr il se trouvera un peu partout des esprits chagrins pour avancer que la position du cinéma est complexe, mais nous laisserons les critiques de tous poils à leurs querelles byzantines pour avancer tant bien que mal sur les chemins de la connaissance. Pour faire simple, nous dirons donc que littérature, cinéma et BD ont en commun de pouvoir être (et d’être essentiellement) utilisés pour raconter des histoires.

Dans cette perspective, ces trois arts partagent donc, entre autres, une problématique de la narration. Raconter une, ou plutôt des histoires, d’accord, mais comment ? Qui raconte ? Comment produire, au bénéfice du lecteur / spectateur, un récit cohérent ?

Choisir une histoire

Soit une histoire (presque au hasard) dont voici l’histoire, qui se murmure parfois entre lycée et université, mais que tout le monde sera capable d’apprécier : un grand cinéaste d’Hollywood, qui comme H.G. Clouzot, metteur en scène français du XXe siècle, connaissait l’importance d’une bonne histoire, rêve une nuit du scenario parfait, au point de s’en réveiller ! partagé entre la peur d’oublier l’histoire et celle de perdre en route ce rêve merveilleux, et encore tout ensommeillé, il griffonne quelques mots sur un bout de papier, et se rendort satisfait. L’histoire ne dit pas s’il retrouva son rêve, mais voici ce qu’il trouva écrit sur son papier à son réveil : «boy meets girl» (un garçon rencontre une fille).

Soit donc une histoire de rencontre, et plus si affinités ; histoire on ne peut plus banale et rebattue, mais justement : nous la connaissons tous, nous l’avons tous vécue ou vue jouer cent fois, nous en avons tous une idée : c’est donc un bon sujet. Nous voici avec des personnages et un début de trame narrative ; on peut y aller ?

Non. Comment ça, non ? Comme ça se prononce : non. Mais pourquoi ?

Compléter les ingrédients

Parce qu’une histoire, fut-elle d’amour, ne saurait se contenter de personnages et d’une idée ! Il faut aussi lui donner un cadre ; tenez, au hasard (enfin, pas tout à fait) : Adam et Ève, c’est la création du monde (selon la Bible et le Coran) et le paradis terrestre, un arbre, une pomme et un serpent ; Thésée et Ariane, c’est la Grèce ancienne, avec les dieux et les monstres ; Roméo et Juliette, c’est l’Italie du XVe siècle et une vendetta, Paul et Virginie une île déserte, etc. Pour que notre histoire puisse exister, il faut qu’elle soit rattachée d’une manière ou d’une autre à la grande histoire de l’humanité, il faut lui ajouter un lieu, une époque, en somme : un contexte.

Bon, alors mettons Paul et Virginie, ça fait plus moderne que Thésée et Juliette, et disons quelque part en France de nos jours, comme ça on est sûr de pas se lancer dans l’inconnu. Ça y est ? On peut s’y mettre ?

Non (tu ne sais pas pourquoi, lecteur, mais tu t’y attendais un peu, non ?)… Bon, qu’est-ce qui manque, ce coup-ci ?

Trouver un narrateur

C’est vrai, on a une idée, des personnages, un contexte… mais qui raconte ? Paul ? Virginie ? Un copain ? La grand-mère ? Personne ? Il nous faut un narrateur, un intermédiaire ; peu importe à ce stade de savoir ce qu’il est, mais on doit choisir, ne serait-ce que par qui on commence : on peut parfaitement imaginer que Virginie et Paul vont raconter l’histoire, chacun à son tour, et même que l’histoire vue par les yeux de Virginie ne soit pas tout à fait la même que celle vue par Paul (par exemple elle est raide amoureuse, il la trompe – ou l’inverse) ; on peut aussi décider que celui qui raconte l’histoire est une espèce de Dieu qui sait tout ce qui s’est passé avant et tout ce qui se passera ensuite… on peut décider ce qu’on veut, mais il faut décider quelque chose.

Vous ne voyez pas pourquoi ? Je vais essayer de vous expliquer.

Ajouter du sel et des épices

Si encore le narrateur était la seule chose à trouver ! On a pas encore fini de remplir la marmite de tout ce qu’il faut… Comment nos tourtereaux vont-ils se rencontrer ? Au collège : détournement de mineur(e) ! Au boulot : harcèlement ! Au bal : c’est d’un banal ! Tant qu’à faire, optons pour le banal de chez banal : à l’arrêt de bus ; Virginie attend le bus, c’est l’été, elle est ravissante ; Paul passe sur son scooter, et il est tellement ravi qu’il va brûler le stop qui se trouve juste après l’arrêt de bus et se faire renverser par une voiture (rassurez-vous, rien de grave, il survivra, et comme son scooter est bon pour la casse il va être obligé de prendre le bus lui aussi… vous me suivez ?). Passons à l’écriture ; comme on n’a pas encore choisi de narrateur, je vais vous proposer plusieurs solutions, on fera le tri plus tard.

Touiller

Solution 1 : narrateur extérieur et omniscient , avatar de l’auteur

Par une belle matinée de juin, où l’air embaumait et où les petits oiseaux chantaient, une jolie fille était, comme presque chaque matin, à l’arrêt de bus M*** R*** de la bonne ville de F*** . La journée s’annonçait radieuse, et Virginie (car c’était elle) avait troqué pour l’occasion son armure de jean et de pull informe pour une petite robe d’été dont elle avait justement fait l’emplette le samedi précédent et grâce à laquelle elle comptait rendre ses copines vertes de jalousie. Bien qu’elle eût raté un premier bus – car elle s’était attardée devant son miroir – elle patientait de bonne humeur, et l’anticipation de la tête que ferait Brenda, sa meilleure amie qui pesait 50 kg de plus qu’elle, à la voir dans sa nouvelle tenue, lui donnait des couleurs appétissantes.

Ainsi plongée dans ses pensées, elle fut tirée de sa rêverie par la pétarade d’un moteur de petite cylindrée, bientôt suivi d’un crissement de freins et d’un choc ; levant la tête, elle aperçut, au croisement situé à proximité de l’arrêt, un scooter gisant à terre au milieu d’une flaque d’huile, flanqué d’une automobile arrêtée, dont le conducteur, un gros homme d’allure apoplectique, était en train de descendre ; le pilote du scooter, apparemment indemne, trépignait en criant des choses incompréhensibles tout en désignant du doigt l’arrêt de bus. Virginie serait bien restée pour assister à la suite des événements, mais un bus arrivait : elle y monta, la scène de l’accident disparut presque instantanément de ses yeux et de son esprit, et elle se remit, souriante, à songer à la tête qu’allait faire Brenda.

Solution 2 : narrateur personnage (Paul) – point de vue interne – dialogue

etc.

A ce stade, j’imagine qu’on commence à entrevoir toute l’importance non seulement du choix du narrateur, mais également de celui de l’angle selon lequel une scène est vue, ou plutôt montrée. Clouzot a raison, une bonne histoire est indispensable ; reste à savoir comment on la raconte : c’est ce qui constitue une bonne partie des problématiques de la littérature, du cinéma, de la BD et même en partie du théâtre.

Exercice : analyse d’image

Proposition d’analyse d’une image publicitaire pour un produit de grande consommation

Analyse d’une image publicitaire

Proposition de corrigé

Description

Dénotation : ce que l’on voit

Dans un format à la française, l’image montre le bas d’un visage ; d’une bouche ouverte, aux dents blanches, sort une langue chaussée d’un bonnet violet tricoté, dont le pompon masque la fossette du menton.

Malgré le cadrage inhabituel, on devine que le visage est souriant, comme l’indiquent les coins relevés de la bouche et les fossettes des joues, ainsi que la lèvre supérieure relevée sur les dents. La taille des dents elles-mêmes indiquent un adulte, la netteté de la peu et l’absence de rides ou de marques de rasage indiquent une jeune femme.

Analyse

Connotation : ce que l’on nous montre / ce que l’on perçoit

Jeunesse et bonne santé, associées à une idée de fraîcheur extrême : telles sont les idées suggérées par cette image.

La jeunesse et la bonne santé sont explicites, et découlent directement de ce que l’on voit : comme en témoignent son sourire, ses dents blanches, sa peau nette et ses traits réguliers, la jeune fille dont on montre la bouche est jeune et respire la santé.

Tirer la langue est en général un vilain geste, ou du moins une marque de familiarité lorsque cela équivaut à un «ouf!» de soulagement ou de contentement. Rien de tel ici, puisque la langue qui nous est montrée est couverte, ce qui est encore plus inhabituel. Un bonnet, tel qu’on en porte pour les sports d’hiver ou par grand froid, recouvre en effet la plus grande surface de cette langue, dont on n’aperçoit le rose, autre indicateur de bonne santé, que sur la partie au voisinage immédiat des dents. Et c’est bien sûr de froid qu’il s’agit : ce qui nous est suggéré ici, c’est que le produit dont il est question procure une fraîcheur telle que sa consommatrice doit protéger sa langue du «froid» ainsi produit.La présence marquée des dents blanches et saines constitue également un signe : loin d’abîmer les dents comme le font traditionnellement les sucreries, ce produit est sensé soit contribuer à leur blancheur (associée à l’idée de fraîcheur), soit au moins être inoffensif de ce point de vue.

Sans sortir de la discipline (français) en poussant l’analyse aux termes anglophones associés au produit présenté, on peut ajouter que la thématique de la fraîcheur est associée de façon récurrente aux chewing-gums dont les premiers parfums étaient à base de menthe. Aujourd’hui, de nombreux autres produits, bonbons et pastilles diverses, exploitent également cette thématique, avec des idées souvent créatives et amusantes. Ici, l’humour est assez mince, et l’image utilisée renvoie aussi, par sa proximité, à l’intime. Toutefois, associée à d’autres dans le cadre d’une campagne d’affichage par exemple, cett image remplit parfaitement son rôle publicitaire pour une marque de sucreries.

Note : Winterfresh est une des marques des produits vendus par la société Wrigleys (USA), fabricant de chewing-gums et de sucreries. L’image utilisée semblerait provenir d’une campagne élaborée pour la Roumanie en 2006/2007.

Sredni Vashtar

Littérature seconde – genres et registres : le récit

Commentaire d’une nouvelle – étude d’un texte intégral

Saki (H. H. Munro) : Sredni Vashtar

Texte : Manuel de littérature seconde – Ed. Hatier 2004, p. 194 – 198

Proposition de commentaire :

Le genre de ce texte, assez long par rapport à celui des autres nouvelles intégrales proposées par le manuel, ne se livre pas au premier abord. On sait grâce à l’introduction que l’auteur est un « humoriste », mais l’humour de ce récit, s’il existe, ne saute pas aux yeux. De toute évidence, ce n’est donc pas par ces portes-là qu’il faut entrer dans l’étude de cette histoire.

Le personnage principal de l’histoire est un petit garçon malheureux : élevé par sa cousine (le récit de dit pas un mot sur les parents) qu’il n’aime pas et qui, elle, n’aime personne, accablée qu’elle est par le fardeau d’une existence compliquée par la présence d’un garçon qu’on dit malade et condamné, même si l’affirmation est immédiatement corrigée pour son peu de sérieux.

Comme si l’absence de parents et la haine d’une cousine acariâtre ne suffisait pas, la maison offre peu d’abris aux besoins d’échappatoires de l’enfant : son seul havre de paix est une cabane à outils oubliée dans le jardin, qu’il transforme au gré son imagination et terrain de jeu solitaire.

La plus grande attraction de ce refuge est un furet en cage, secrètement introduit là par le garçon, Conradin , qui voue à l’animal un véritable culte en prenant l’exact contrepied des offices religieux auxquels l’entraîne sa cousine. Les fréquents séjours de Conradin dans sa cabane attirent l’attention de sa tutrice, qui se débarrasse d’une poule, pensionnaire officielle du lieu. Pour toute réponse, Conradin se met à invoquer son petit dieu sanguinaire, qu’il a appelé Sredni Vashtar, une faveur indéterminée.

Le drame se noue lorsque la cousine s’aperçoit que l’intérêt de son encombrant pupille pour la cabane à outils n’a pas faibli, et qu’elle décide d’inspecter les lieux de manière plus approfondie ; de la maison, Conradin aperçoit le manège et, se résignant déjà au pire, adresse à son dieu la prière sauvage qu’il a inventée pour lui.

Et l’incroyable se produit : à la place de sa cousine en fureur, c’est le furet que Conradin voit apparaître à la porte de la cabane et se perdre dans la liberté retrouvée des broussailles du jardin. Et tandis que la maisonnée s’affole de la mort de la femme haïe (cris hystériques, exclamations, sanglots, « qui va l’annoncer [...] ?), Conradin grille, beurre et déguste la tartine de la victoire.

Bien trop volumineuse pour faire office de résumé, cette longue présentation permet à la fois de dégager les trois personnages : Conradin, sa tutrice et le furet qui incarne Sredni Vashtar, et le découpage de l’histoire : exposition des personnages et du contexte, montée de la tension, épisode dramatique (auquel ni Conradin ni le lecteur n’assistent) et dénouement. La construction est celle d’une pièce de théâtre plus que d’un récit, et même d’une tragédie classique, où la mort qui résout le dilemme se ne produit jamais sur scène.

Il s’agit donc d’un banal drame domestique, à peine un fait divers. Pourtant, la construction du récit et le point de vue, essentiellement externe mais surtout placé « à hauteur » du petit garçon permettent, sans révéler ce qui doit rester mystérieux (la mort) de donner à ce drame une couleur particulière, avec la transformation d’une lubie d’enfant en instrument de délivrance.

La narration crée ainsi un décalage subtil entre le point de vue de l’enfant, auquel l’auteur reste très attaché, et celui du lecteur : d’abord attendrissante et un peu ridicule, la déification du furet débouche sur un malentendu que le lecteur est seul à percevoir, puisque le lecteur seul peut savoir que le furet, s’il a été l’instrument de la délivrance de Conradin, n’en est pas plus responsable que l’enfant lui-même ; la mort de la tutrice est due à l’addition de son caractère acariâtre, de son manque d’amour pour l’enfant dont elle a la charge, et de la peur panique alliée à la fureur qu’elle a dû éprouver en découvrant la bestiole introduite clandestinement par l’enfant. Libre à Conradin de s’imaginer que Sredni Vashtar l’a exaucé (mais l’imagine-t-il vraiment ?) ; le lecteur, pour sa part, sait à quoi s’en tenir.

C’est donc de ce décalage que naît l’intérêt du récit : l’histoire est somme toute banale, les personnages – à part l’incongruité du furet – n’ont pas l’intérêt des héros habituels, mais cet épisode, somme toute déterminant dans la vie de Conradin (il va lui falloir changer de tuteur, mais après tout, là encore, ce n’est qu’une péripétie comparée à la perte ou à l’absence de ses parents), n’éveille notre curiosité que par la manière dont il est raconté.

O. Kappes 09/07