L’écriture autobiographique

Définitions – biographie et autobiographie – récit

La définition des mots composés est rendue aisée par la facilité de leur démontage ; ici, on a affaire exclusivement à des racines grecques :

L’autobiographie est ainsi l’acte d’écrire (l’histoire de) sa vie par celui-là même qui la vit, alors qu’une biographie est simplement l’histoire d’une vie (autre que la sienne propre).

Une bonne illustration de cette définition se trouve dans la question du nombre : il peut effet exister plusieurs biographies d’un personnage célèbre ; c’est le cas par exemple pour Napoléon 1er ou Charles de Gaulle. En revanche, un individu ne peut en principe écrire plusieurs fois l’histoire de sa propre vie, même si parfois l’autobiographie se mêle aux autres ouvrages biographiques : Charles de Gaulle a ainsi écrit lui-même ses mémoires.

Par définition, biographie et autobiographie se rangent dans la catégorie récit. Raconter une vie, éventuellement la sienne, c’est avant tout raconter une histoire, produire un récit.

Spécificité de l’autobiographie

Si une biographie est une histoire à peine plus particulière qu’une autre, l’écriture autobiographique possède une particularité importante : l’auteur, le narrateur et le personnage principal du récit ne sont en effet qu’un seul et même individu, qui parle en son nom propre à la première personne. L’autobiographie est donc la seule catégorie littéraire à obéir au schéma ci-dessous :

Il existe peu d’exceptions notables à cette règle : une des plus connues est celle de Jules César, auteur de la Guerre des Gaulles, ouvrage dans lequel il narre ses conquêtes en parlant de lui-même à la troisième personne… de nos jours, on imagine mal quiconque faisant de même sans se couvrir aussitôt de ridicule ! Par ailleurs certains auteurs, comme Jules Vallès, ont raconté leur propre vie à a première personne, mais en s’attribuant une identité différente ; si nous sommes toujours dans l’écriture autobiographique, on comprend bien en même temps que les limites du genre ne peuvent tenir à des règles absolues et intangibles.

Biographie et vérité

Le sujet d’une biographie est une personne « réelle » et non un personnage ; il s’agit d’un homme ou d’une femme dont l’existence est connue attestée, prouvée, et éventuellement importante et symbolique pour un grand nombre de gens ; il est donc exclu de raconter n’importe quoi sur son compte – les sujets et leurs héritiers y veilleront éventuellement, aidés par la justice…

L’écriture biographique doit donc présenter la vérité. C’est a priori facile pour tout ce qui est simple et attestable : date de naissance, de mariage, de décès, actes officiels divers ; cela devient beaucoup plus compliqué dès lors que l’on aborde la vie pratique : l’intimité professionnelle ou familiale, la vie privée, les émotions… on doit alors s’appuyer sur des témoignages, des souvenirs… tout cela est-il vérifiable ? Pas toujours, et à un moment ou à un autre, on doit faire confiance à l’auteur pour rapporter la réalité.

La vérité biographique est donc un engagement de l’auteur vis-à-vis de son public ; cet engagement est parfois explicité au début de l’ouvrage ; mais même s’il est tacite, il est indispensable, car un mensonge ou d’une omission délibérée de l’auteur transformerait l’ensemble de l’œuvre en fiction. D’un autre côté, doit-on, peut-on tout raconter ? Une vie longue et bien remplie peut par exemple susciter plusieurs ouvrages, éventuellement d’auteurs différents, avec des angles de vision variables pour essayer de cerner plus précisément le sujet : sa vie publique, sa vie privée, ses amitiés, ses amours, telle ou telle période clé de sa vie… mais chaque ouvrage ne livrera donc qu’une vision tronquée de son sujet, à laquelle il faudra, pour atteindre « la » vérité, ajouter tous les autres, sans jamais être sûr d’avoir épuisé le sujet, de savoir tout ce qui est possible de connaître de lui…

Les genres autobiographiques

Le genre biographique est une catégorie rassemblant des écrits très différents. Dans le principe, l’autobiographie est un retour en arrière effectué par un auteur sur sa propre vie, généralement organisé de façon chronologique, et qui raconte son histoire de son début jusqu’au moment où il écrit. Parfois, ce récit n’est pas complet, ou subit des ellipses importantes : l’auteur se concentre sur une partie significative de sa vie (guerre, exercice d’un pouvoir ou d’une responsabilité quelconque, etc.) on parle alors de mémoires, ou encore de témoignage lorsque l’auteur n’est pas en position de contrôler son destin au moment concerné (captivité, déportation, guerre, aventures, etc.).

Il faut également considérer le statut particulier du journal, intime ou non : s’il se détache de l’autobiographie par son aspect quotidien (on n’écrit pas à un moment tout ce qui s’est passé jusque-là, mais ce qui se passe au jour le jour), il correspond parfaitement à la définition donnée plus haut d’une écriture centrée sur son auteur ; il est d’ailleurs souvent, lorsqu’il existe, la source de référence de l’autobiographie ou de la biographie, et il est parfois publié pour lui-même.

La correspondance, en revanche, échappe à notre définition, car elle n’est pas en principe centrée sur son auteur ; elle est cependant, au même titre que le journal, une source précieuse pour l’écriture biographique.

Mais il faut ici revenir sur la question de la vérité. Même si, assez souvent, le lieu commun selon lequel « la réalité dépasse la fiction » prend tout son sens, il est tout aussi vrai que tous les événements d’une vie ne sont pas dignes d’être racontés, et que par ailleurs tout n’est pas racontable. Pour certains spécialistes, cette limitation évidente conduit à une distorsion de la vérité au point que l’on ne puisse plus parler d’autobiographie ; on préfère alors parler d’autofiction, en assumant la part inévitable du choix et de l’omission dans ce qui est raconté. Cette notion n’empêche aucunement le récit de correspondre à la réalité tout en affichant honnêtement la part d’adaptation effectuée par l’auteur.

Cette part se retrouve également dans la biographie : l’auteur peut par exemple choisir classiquement de ne s’assumer que comme narrateur de l’histoire, mais il peut aussi faire preuve d’audace et se mettre « dans la peau » du personnage dont il raconte la vie. Les uns préfèreront la distance critique de la première solution, d’autres trouveront que le récit à la première personne gagne en réalisme ; tout cela n’est finalement qu’une affaire de goût…

Au-delà de la littérature

Genre littéraire majeur au tournant du XXIe siècle, l’autobiographie est-elle cantonnée à la littérature ? À voir le nombre de d’autoportraits qui jalonnent l’histoire de la peinture ou de la photo, il semble clair que non.

Pourtant, il existe une différence majeure entre ces types de représentation ; l’autobiographie littéraire s’inscrit dans la durée d’une vie, même si elle est tronquée ; c’est même de cette durée, du passage du temps et des événements, de l’évolution du sujet qu’elle tente de raconter, alors que la peinture ou la photographie donne une image du même sujet figée dans l’instant. Si les exercices peuvent se compléter, s’ils sont de la même famille, ils ne sont pas de la même nature.

La question plus récente du cinéma pose encore d’autres problèmes : dans le cadre de l’autobiographie, on peut difficilement envisager de demander à un auteur généralement adulte, souvent d’un certain âge, de jours pour la caméra son rôle d’enfant ou d’adolescent ; on est ainsi condamné à faire jouer un acteur, transformant ainsi le sujet en personnage, tout en essayant de garantir par ailleurs la « vérité » biographique : tout se complique…

Devoir commun de seconde – propositions de corrigé

Texte support : la mort de Gavroche

Une cinquième balle ne réussit qu’à tirer de lui un troisième couplet :

Joie est mon caractère,
C’est la faute à Voltaire,
Misère est mon trousseau,
C’est la faute à Rousseau.

Cela continua ainsi quelque temps.

Le spectacle était épouvantable et charmant. Gavroche fusillé, taquinait la fusillade. Il avait l’air de s’amuser beaucoup. C’était le moineau becquetant les chasseurs. Il répondait à chaque décharge par un couplet. On le visait sans cesse, on le manquait toujours. Les gardes nationaux et les soldats riaient en l’ajustant. Il se couchait, puis se redressait, s’effaçait dans un coin de porte, puis bondissait, disparaissait, reparaissait, se sauvait, revenait, ripostait à la mitraille par des pieds de nez, et cependant pillait les cartouches, vidait les gibernes et remplissait son panier. Les insurgés, haletants d’anxiété, le suivaient des yeux. La barricade tremblait ; lui, il chantait. Ce n’était pas un enfant, ce n’était pas un homme ; c’était un étrange gamin fée. On eût dit le nain invulnérable de la mêlée. Les balles couraient après lui, il était plus leste qu’elles. Il jouait on ne sait quel effrayant jeu de cache-cache avec la mort ; chaque fois que la face camarde du spectre s’approchait, le gamin lui donnait une pichenette.

Une balle pourtant, mieux ajustée ou plus traître que les autres, finit par atteindre l’enfant feu follet. On vit Gavroche chanceler, puis il s’affaissa. Toute la barricade poussa un cri ; mais il y avait de l’Antée dans ce pygmée ; pour le gamin toucher le pavé, c’est comme pour le géant toucher la terre ; Gavroche n’était tombé que pour se redresser ; il resta assis sur son séant, un long filet de sang rayait son visage, il éleva ses deux bras en l’air, regarda du côté d’où était venu le coup, et se mit à chanter :

Je suis tombé par terre,
C’est la faute à Voltaire,
Le nez dans le ruisseau,
C’est la faute à…

Il n’acheva point. Une seconde balle du même tireur l’arrêta court. Cette fois il s’abattit la face contre le pavé, et ne remua plus. Cette petite grande âme venait de s’envoler.


Les Misérables, Cinquième partie, Livre I, « La guerre entre quatre murs », Chapitre XV « Gavroche dehors ».

Consignes

A partir de la problématique et du plan qui vous sont proposés, vous rédigerez :

  1. l’introduction du commentaire littéraire de cet extrait

  2. la première partie de ce commentaire littéraire, qui comportera deux sous-parties

Problématique / Plan

Comment ce texte donne-t-il au personnage de Gavroche une dimension universelle?

  1. Un spectacle enlevé, à la fois drôle et tragique

  2. Un spectacle épique


Propositions de corrigé

I – proposition de M. Kappes

a. Analyse – repères

Lexique (CNRTL – dictionnaire en ligne)
Repérage

b. Introduction rédigée

Victor Hugo est une sorte d’auteur sacré dans la littérature française. Son oeuvre très abondante s’étend, des années 1820 à 1880, sur une grande partie du XIXe siècle, à travers les écoles littéraires comme à travers l’histoire elle-même. De cette grande oeuvre qui mêle poésie, théâtre, roman et discours en tous genres, Les misérables constituent sans doute une référence absolue tant les adaptations, du cinéma à la comédie musicale, en ont été nombreuses.

Les misérables sont un roman fleuve, dont les personnages ont durablement marqué la culture française : Jean Valjean le forçat honnête, Cosette, Javert, les Thénardier… et Gavroche, qui ne fait dans le roman qu’une brève apparition, mais dont la figure gouailleuse a servi de modèle à tous les poulbots de Montmartre et d’ailleurs.

C’est à la mort de Gavroche, tué sur une barricade dans la dernière partie du roman, que Hugo nous convoque dans ce texte. Présenté comme un spectacle enlevé, à la fois drôle et tragique, cet extrait contribue à donner au personnage de Gavroche une dimension universelle ; il constitue également, par sa construction et son propos, une véritable scène de genre en même temps qu’une justification de toute révolte contre les oppressions de tous ordres.

c. Première partie du commentaire

Nous entrons dans une scène déjà commencée ; Gavroche, dans l’espace entre la barricade abritant les insurgés et la troupe de gardes nationaux et de soldats qui leur fait face, ramasse sur les morts les munitions sans lesquelles la barricade ne pourra tenir. Pris pour cible par les militaires, le gamin réplique avec gouaille par des quatrains railleurs, montrant ainsi son énergie, sa détermination et son mépris de l’ordre comme du danger. L’extrait débute donc avec un nouveau tir, auquel Gavroche échappe à nouveau, et qui ne réussit qu’à provoquer de sa part un nouveau couplet dédaigneux, posant ainsi le personnage évoqué dans le paratexte.

C’est pourtant après cette entrée en matière que se situe la première clé du texte : l’auteur nous signale en effet de façon explicite que nous assistons à un spectacle – dont nous seront éventuellement appelés à juger la qualité, en fonction de notre adhésion à la manière dont Hugo nous présente les choses. La scène est par ailleurs construite avec une certaine rigueur, puisque l’extrait nous en montre successivement tous les protagonistes : Gavroche, au milieu de la fusillade, se meut dans un espace dominé par les gardes nationaux et les soldats, à la merci de leur tir, et sous les yeux des insurgés, retranchés derrière leur barricade.

La scène est éminemment tragique : dès le début, on imagine bien le terme du jeu terrible auquel se livre Gavroche, dans lequel la question n’est pas de savoir si, mais simplement combien de temps il pourra tenir sous le tir de soldats entraînés et bien armés : c’est à la mort que l’enfant se mesure, et nous savons qu’elle finit toujours par triompher. Pour autant, l’attitude même du gamin trompe-la mort, qui semble bien décidé à se rire de tout, est suffisamment drôle pour que ceux-là même qui le tiennent au bout de leur fusil rient de ses bons mots. Sans que le spectacle puisse être qualifié de comique, la légèreté dont Gavroche fait preuve, au sens physique comme au moral, arrive à tempérer, jusqu’à sa conclusion, tout ce que cette scène recèle de vraie tragédie. Maître des mots et de leur puissance d’évocation, Hugo nous le montre ainsi virevoltant sous un feu qui ne l’atteint pas, et prenant de ce fait une dimension surhumaine, avec un effet d’amplification : gamin fée, nain invulnérable, Antée, géant, tout en restant le moineau, le gamin, l’enfant feu follet dont une balle finit par faucher la petite grande âme, oxymore qui conclut la scène en répondant à celui du début, qui annonçait le spectacle comme épouvantable et charmant.

Plus encore qu’au tragique, c’est au registre épique que nous avons affaire ici. La scène dépeinte de façon assez magistrale par Hugo se rattache à la grande tradition des exploits guerriers, dans la lignée de l’Iliade, de la chanson de Roland, ou des images d’Epinal reproduisant La mort de Bara ou La Dernière Cartouche… Revenons sur le personnage de Gavroche : il s’agit d’un enfant de douze ans, dont le comportement est à la fois celui d’un adulte, capable de faire et d’assumer, jusqu’au bout, le choix raisonné de se ranger du côté des insurgés et de les aider au mieux de ses capacités, mais qui reste jusqu’au bout un gamin des rues de Paris, dont l’énergie et l’esprit ne sont jamais en repos, prêt à tout pour un bon mot qui rangera les rieurs de son côté. Ici, c’est le portrait du gamin qui apparaît et que Hugo développe au moyen d’un lexique abondant et sélectionné, essentiellement verbal : charmant, taquinait, ripostait [...] par des pieds de nez, chantait, leste, jouait, pichenette… et jusqu’à l’âme, assez légère pour quelle s’envole ; quant au comportement d’adulte, il ne se montre pas à première vue, même à travers l’évocation du jeu de cache-cache avec la mort : ce jeu n’en est pas un, l’activité de Gavroche consiste, rappelons-le, à dépouiller les morts pour approvisionner les insurgés, derrière leur barricade, en cartouches qui leur permettront de tuer encore pour tenir face aux soldats… l’enjeu est donc de taille, pour les insurgés comme pour les militaires : de chaque côté, des vies sont en jeu, et le lexique militaire n’est pas oublié : fusillade, décharge, mitraille, cartouches, gibernes, balle, tireur…

Mais ce qui aurait pu rester un simple épisode des journées de révolte de l’époque devient une scène vivante grâce à la magie des mots et à leur ordonnancement sous la plume de Victor Hugo ; cette figure de gamin qui chante sous les balles ses couplets à deux sous, pourtant si justes, cet enfant qui court, virevolte, se moque de ceux qui vont le tuer, qui se refuse à mourir avant d’avoir rempli sa mission et qui ne la remplira pourtant pas, c’est celle du peuple en révolte, de l’héroïsme de ceux qui n’ont rien d’autre que leur courage à opposer à la mitraille, et de l’innocence assassinée. A travers le jeu de Gavroche face aux soldats, c’est en fait à un combat avec la mort que nous assistons, comme nous le rappelle Hugo au milieu de l’extrait ; la mort vaincra, comme toujours, mais elle n’aura pas vaincu sans combat, et nous sommes ici au coeur même de l’épopée.

La résistance, ou le jeu avec la mort, sont des dimensions permanentes de l’humanité ; mais ce n’est pas là uniquement ce qui donne à Gavroche sa dimension universelle : ce personnage, cette figure de gamin drôle, bourré d’énergie, prêt à tout pour décrocher un rire mais surtout prêt à grandir selon ses propres principes, nous en connaissons tous une incarnation. Mais il semble bien que Gavroche soit au moins un des premiers d’une longue liste dans laquelle, entre les gosses de Poulbot et le fameux Toto des histoires drôles, on doit aussi compter les enfants de Belfast face aux Black & Tan, ou ceux de la guerre des pierres (intifada) en Palestine. Enfants trop vite grandis, entre la misère et l’espoir, et pour qui seule une attitude franchement et totalement positive pourra signifier la réussite… ou la mort, telle est peut-être la vraie leçon universelle que nous laisse le personnage de Gavroche.

II – proposition de Mme Tatem

1. Introduction

Les Misérables présentent plusieurs personnages emblématiques que tout un chacun connaît même s’il n’a pas lu le roman de Victor Hugo. Gavroche, le fils des Thénardier, est ainsi entré dans la mémoire collective comme le type du gamin de Paris. Dans ce passage, l’enfant ramasse, au mépris de la mort, les cartouches non brûlées pour les insurgés des barricades. Comment ce texte donne-t-il à ce personnage une dimension universelle ? Nous tenterons de répondre en montrant que le lecteur assiste à un spectacle à la fois drôle et tragique qui a l’envergure de l’épopée.


2. Rédaction de la première partie

Cet épisode romanesque se caractérise par une double tonalité : il est traité de façon humoristique mais ausi tragique.

Ce qui frappe d’emblée, c’est le décalage entre la situation plus que dangereuse et l’attitude absolument insouciante du garçon ; le champ lexical du monde enfantin nous rappelle sans cesse l’âge du héros : « s’amuser, cache-cache, jouait, jeu, couplet, pieds de nez, pichenette ». La drôlerie naît du refus de se comporter comme il le devrait alors qu’il est pris pour cible par les soldats. La métaphore du « moineau becquetant les chasseurs » exprime son attitude provocante et ludique : les rôles sont inversés ; Gavroche nargue les tireurs, se plaît à les ridiculiser dans un jeu qui peut lui coûter la vie. L’énumération de verbes à l’imparfait de répétition nous le prouve : » Il se couchait, puis se redressait, s’effaçait (…), puis bondissait, disparaissait, reparaissait, se sauvait, revenait, ripostait (…), et cependant pillait les cartouches, vidait les gibernes et remplissait son panier. » Le romancier crée ici un rythme ternaire qui rend compte de la virtuosité d’un Gavroche virevoltant pour éviter les balles. On remarque aussi une gradation ascendante entre les trois groupes verbaux qui terminent la phrase. Toute une série d’oppositions révèlent la portée comique de l’extrait : « Une cinquième balle (…) un troisième couplet », « taquinait la fusillade », « mitraille (…) pieds de nez », « la barricade tremblait ; lui, il chantait ». En cette circonstance périlleuse, l’enfant reste un enfant ; Hugo se moque ainsi des soldats qui, en définitive, sont symboliquement vaincus par un gamin de douze ans. Mais le tragique survient quand l’horrible réalité arrête le jeu.

Plusieurs indices annoncent la mort du petit héros. Dès le début de l’extrait, le groupe nominal « Gavroche fusillé » exprime clairement le destin de ce dernier. Nous savons à l’avance l’issue de cet « effrayant jeu de cache-cache avec la mort » : il semble, dans cette image, que la mort s’amuse autant que sa future victime. La personnification des balles montre aussi qu’elle se divertit en participant au jeu qui lui est proposé : « Les balles couraient après lui ». Le sentiment tragique naît de la certitude que c’est elle qui finira par l’emporter. Pour le moment elle joue avec l’enfant comme un chat avec une souris. L’allégorie de la mort montre d’elle un visage horrible qui rappelle au lecteur qu’elle est la maîtresse du jeu : « la face camarde du spectre ». Par ailleurs, les réactions des gardes nationaux et des soldats manifestent bien sa victoire à venir : en effet, ils « riaient en l’ajustant ». L’antithèse entre le verbe et le gérondif illustre la cruauté de la mort qui se rit de l’être innocent qu’elle va abattre. De même, les réactions de l’autre bord, celui des insurgés, confirment l’ambiance tragique de cette scène : ceux-ci, « haletant d’anxiété, le suivaient des yeux. La barricade tremblait (…) ». Ils sont conscients que cette situation est affreuse. Le point de vue omniscient du narrateur permet de se trouver tantôt du côté des soldats tantôt du côté des insurgés. Mais au moment où Gavroche tombe, c’est le point de vue pathétique de ces derniers qui prime avec, à nouveau, l’emploi d’une métonymie pour les désigner : « Toute la barricade poussa un cri ». Le garçon, le visage ensanglanté, se relève et chante, mais une seconde balle l’empêche de finir son couplet révolutionnaire : « Il n’acheva point. (…) il s’abattit la face contre le pavé, et ne remua plus ». Les phrases sont brèves et simples pour dire la fin tragique du « gamin fée ».

Pour aller plus loin

On peut étudier la parenté entre le Gavroche de Victor Hugo et le personnage du jeune garçon marchant à côté de la Liberté dans le tableau de Delacroix La liberté guidant le peuple.

Méthode : le commentaire

Fiche de synthèse

Le commentaire de texte

Un texte, comme tout discours formalisé (dessin, scène jouée ou filmée, etc.), est une composition dont on peut distinguer les éléments, mais dont aucun élément n’est séparable de l’ensemble.

Les éléments de base sont:

  1. le fond, ou contenu, qui est lui_même décomposable en
    • thème ou sujet : de quoi parle-t-on ?
    • propos : que dit-on sur le thème ?
  2. la forme : comment le contenu est-il présenté ?

On peut représenter cette construction à l’aide du symbole taoiste yin / yang, qui permet de visualiser le fait que les composants sont facilement identifiables, mais que ce n’est qu’ensemble qu’ils forment un tout et acquièrent du sens.

L’objet essentiel du commentaire de texte est la recherche du sens.

Il s’agit donc de produire un texte qui présente cette recherche et qui permet de faire découvrir au lecteur comment le texte peut être vu et comment son sens peut être construit.

Remarques :

  • Ce travail se distingue du résumé, qui constitue un exercice totalement différent et souvent inutile dans le cadre du commentaire, qui porte généralement sur des textes assez courts et qu’il est donc inutile de résumer.
  • Il faut également éviter d’explorer le texte de façon linéaire (ce qui serait le but d’une explication de texte) ; il faut au contraire en dégager les lignes de force sur lesquelles il s’établit, et développer le commentaire selon une problématique.
La production d’un commentaire peut se répartir en deux grandes phases, séparées par la formulation de la problématique (ou des axes de problématique).

1. Recherche des indices

Cette recherche s’effectue d’abord par une lecture attentive et active, qui va permettre d’analyser le texte proposé sous plusieurs angles, et à travers des lectures successives :

a. analyse superficielle (lecture rapide)

b. lecture analytique

Ici, du fait de la diversité des genres et de l’immensité du champ à explorer, la méthode ne peut malheureusement pas être exhaustive ;  la démarche doit être déduite, de façon plus ou moins implicite, de la première lecture. Le but du jeu est de rechercher, à travers des opérations successives de mise à plat (personnages, contexte, récit) ou de relevé d’éléments formels (place et intervention(s) du narrateur, type de discours, lexique, temps verbaux, métaphores et figures de style, etc.), des schémas d’organisation cohérents permettant de dégager et de révéler, à travers un commentaire neutre, les sens possibles du texte.

Pour approcher les choses de la manière la plus simple, on peut considérer, en revenant à la méthode d’analyse superficielle décrite plus haut, que le genre peut se déduire de la lecture (et participe donc du fond) alors que la forme « générale » est, d’une certaine façon, indépendante du propos et peut s’envisager avant même la lecture (présence de vers ou indications de répliques, par exemple). Une fois cela établi, on peut ensuite analyser le texte, que ce soit globalement ou dans ses plus petits détails, de façon à distinguer, à chaque niveau et pour chaque objet, les composantes de fond et de forme qui permettent d’en construire le sens.

Remarques :

La lecture analytique est une forme de lecture active ; elle s’effectue crayon en main, et donne lieu à toutes sortes de prises de notes : repérage, soulignage ou surlignage dans le texte, notes, citations, schémas, tableaux, graphiques élaborés au brouillon, etc.

Le brouillon est un outil de travail ; il ne faut ni l’épargner – on peut multiplier les feuilles, en attribuant à chacune un titre et en la remplissant au fur et à mesure de l’analyse et de la réflexion plutôt que de manière systématique – ni surtout le jeter, dans un mouvement d’humeur compréhensible mais que l’on risque de regretter un peu plus tard…

2. Tri et détermination de la problématique

Une fois que les éléments significatifs ont été repérés dans le texte et agrémentés des commentaires « à chaud » dans le cadre de la prise de notes, on peut opérer un tri entre ce qui est important, aussi bien dans le texte lui-même (nombre d’occurences, espace occupé) que dans l’élaboration du sens (significatif ou pas?) ; généralement, ce tri permet de réduire les axes d’analyse à quelques-uns, parmi lesquels il faudra faire une sélection pour parvenir à un nombre « maniable » ; un est généralement considéré comme trop court : comment peut-on réduire un texte à un axe unique, à moins que ce soit un texte argumentatif de nature simpliste ? à l’inverse, trois est déjà trop : la trinité n’est pas toujours valide en littérature… le bon nombre, dans ce cas, est deux : un axe principal et un secondaire, ou un orienté sur la forme (style, lexique) et l’autre sur le fond (aspects narratifs, construction du récit) ; cees deux axes doivent être présentés et délimités, mais les autres pistes possibles ne doivent pas être oubliées, soit par des mentions annexes, soit dans le cadre de la conclusion.

3. Rédaction du commentaire

Après avoir déterminé les axes selon lesquels le commentaire va pouvoir être développé, on peut passer à la rédaction proprement dite. Celle-ci ne représente qu’une partie du travail, mais c’est ce qui le rend visible ; s’il est important de ne pas y consacrer trop de temps (en se lançant par exemple dans la rédaction de l’introduction avant même d’avoir engagé le travail d’analyse), il faut aussi penser à la soigner, et à ne pas oublier le confort du lecteur : organisation, graphie, orthographe, etc.

L’essentiel de la rédaction consiste à restituer, sous la forme d’un texte organisé, les idées qui résultent de l’analyse ; il ne s’agit donc pas d’inventer, mais de formaliser dans un ensemble cohérent des éléments qui existent déjà de manière embryonnaire ou éparpillée.

Pour la rédaction, on peut proposer le déroulement suivant :

  1. organisation du propos dans le cadre d’un plan, découpé en parties, et qui règle la succession des axes d’étude ; ce plan est rédigé au brouillon et sert de transition entre la phase d’analyse et la phase de rédaction, et permet également de s’assurer que l’on a rien oublié d’important ;
  2. rédaction complète (au brouillon, puis au propre) de l’introduction, qui doit présenter d’une part le texte et son auteur, avec leur place dans l’univers littéraire, et d’autre part les axes d’étude et l’ordre dans lequel ils seront abordés (attention, il est ensuite impossible de revenir en arrière, et il faut tenir ses promesses!) ;
  3. rédaction du développement suivant le plan et l’annonce de l’introduction ;
  4. rédaction (avec un passage conseillé par le brouillon) de la conclusion, qui doit résumer les résultats de l’analyse, en faisant le cas échéant une place à des axes d’étude non exploités.

Recommandations :

  1. s’attacher à rédiger de façon claire, avec des phrases bien construites et si possible simples ;
  2. éviter comme un piège mortel d’exprimer une opinion personnelle directe, mais amener le lecteur à un point de vue en le justifiant par des exemples ; proscrire absolument tout jugement de valeur (le but est d’éclairer le sens, pas de critiquer) ;
  3. ne pas oublier de consacrer un peu de temps, à la fin, à la relecture et aux indispensables corrections.

Séquence 6 : DS / Raymond Queneau

507 – Devoir surveillé du 27/03/2008

Préparation au commentaire de texte

Sujet

Texte

Raymond Queneau,Les fleurs bleues, Chapitre IV (extrait)

A la terrasse du café, des couples pratiquaient le bouche à bouche, et la salive dégoulinait le long de leurs mentons amoureux; parmi les plus acharnés à faire la ventouse se trouvaient Lamélie et un ératépiste, Lamélie surtout, car l’ératépiste n’oubliait pas de regarder sa montre de temps à autre vu ses occupations professionnelles. Lamélie fermait les yeux et se consacrait religieusement à la languistique.

Vint la minute de séparation; l’ératépiste commença lentement les travaux de décollement et, lorsqu’il fut parvenu à ses fins, cela fit flop. Il s’essuya du revers de la main et dit:

- Faut que je me tire.

Et il répandit un peu de bière sur ses muqueuses asséchées.

Hagarde, Lamélie le regarde.

Il tire des francs de sa poche et tape avec sur la table. Il dit d’une voix assez haute:

- Garçon.

Lamélie, hagarde, le regarde.

Le garçon s’approche pour encaisser. A ce moment, Lamélie se jette sur son ératépiste et repique au truc. L’autre se voit obligé de s’exprimer par signes, faciles d’ailleurs à comprendre. Le garçon ramasse la monnaie. Le spectacle ne l’excite pas du tout. Il s’éloigne.

L’ératépiste entreprend un nouveau décollement.

Il y parvient en douceur et cela fait de nouveau flop. Il s’essuie les lèvres du revers de la main et dit:

- Cette fois-ci, il faut que je me tire.

Il assèche son demi et se lève prestement. Lamélie le regarde, hagarde. Elle suit le mouvement et dit:

- Moi, je ne suis pas pressée, je vais faire un parcours avec toi.

- Tu sais, asteure y a de la circulation, on prend toujours du retard, j’aurai pas de temps pour bavarder avec toi.

- Je te verrai tourner ta petite manivelle sur ton ventre, j’entendrai ta voix quand t’annonceras les sections, je serai heureuse comme ça.

- T’es pas sûre de monter. Va y avoir du monde.

Il y en avait. Deux cent dix-sept personnes poireautaient, formant une queue constituée conformément aux instructions officielles. Lamélie attendit, les gens montèrent, l’autobus s’emplit et elle était encore bien loin dans le flot des postulants ors que son jules fit, élégant, d’un geste, basculer la pancarte complet et tira sur sa petite sonnette. Tout cela démarra. L’ératépiste fit un geste de la main qui s’adressait peut-être à quelqu’un perdu dans la file d’attente qui ne cessait de s’allonger. Lamélie fit demi-tour et voulut fendre le flot de la foule en file. Comme elle essayait de remonter le courant, on lui disait:

- Alors, cocotte, on sait pas ce qu’on veut?

- Encore une qui croit qu’on n’a pas assez d’emmerdements comme ça.

- Les bonnes femmes qui changent d’avis, c’est un monde.

- Ça fait la queue à l’envers et ça s’étonne qu’on soit pas content.

Une dame gueula:

- Vous n’avez pas fini de pousser? Vous n’avez pas vu mon ventre?

- Si vous êtes enceinte, répliqua Lamélie hargneusement, faut vous mettre avec les priorités.

Un citoyen qui n’avait rien compris à ce dialogue explosa.

- Place! qu’il gueula, place! une femme enceinte se trouve mal!

- Place! nom de Dieu, vous avez pas compris? Une femme enceinte!

- Faites place! Respect aux femmes enceintes et gloire à la maternité! – Place! Place!

- Faites place!

Lamélie se trouva rejetée hors du flot des attentistes, comme une touffe de varech sur une plage normande. Elle s’éloigna. Elle repassa devant le café; des couples, à la terrasse, y faisaient toujours la ventouse. Toute mélancolo, Lamélie rejoignit le quai.

Légende :

Consignes

  1. Positionner le texte dans la narration du roman : qui sont les personnages? que font-ils? que vont-ils devenir? Etc. (2 pts.)

  2. Relever les éléments significatifs du texte en vue de son analyse : descriptions / dialogues, élément lexicaux, etc. (3 pts.)

  3. Sur la base des éléments relevés, identifier et commenter la tonalité du passage dans un paragraphe rédigé. (3 pts.)

  4. Relever les autres éléments d’analyse permettant de dégager le sens de ce passage. (2 pts)

  5. Rédiger le plan et l’introduction d’un commentaire de ce texte (1 page mini. - 5 pts.)

N.B. :


Proposition de corrigé

1. Situation du passage

Situé au début du roman, alors que la situation des personnages les uns par rapport aux autres commence à s’éclaircir, ce texte concerne indirectement l’un des deux personnages principaux : Cidrolin, contemporain amateur de sieste et d’essence de fenouil. Sa fille Lamélie, qui lui tient lieu de gouvernante, ne va pas tarder à l’abandonner seul sur sa péniche pour épouser « l’ératépiste » dont il est question ici. Il s’agit, de la part de Queneau, d’une excursion rarissime en dehors des personnages principaux, que le récit ne quitte pratiquement jamais : ici, Lamélie et son fiancé sont seuls, dans une séquence qui n’est pas sans rappeler le thème des Exercices de style du même auteur.

2. Exploitation du texte : apparences

Cf. texte sujet

3. Tonalité

Le choix du lexique est un élément déterminant du style, et dans ce domaine Queneau est sans aucun doute un client sérieux. Dans ce passage, la quasi-totalité des dialogues, ainsi que la plupart des descriptions, font appel à un langage imagé, issu du quotidien populaire, ce qui est d’emblée plutôt inhabituel pour l’objet à réputation littéraire qu’est en principe un roman. L’auteur exploite ici une large palette de possibilités, de termes connus du langage familier (se tirer, repiquer au truc, asteure, cocotte, poireauter, gueuler) à des expressions plus complexes ou à des dialogues entiers. Il y ajoute d’autres expressions imagées qu’il forge de façon créative : pratiquer le bouche à bouche -> faire la ventouse, faire flop, et des métaphores incongrues ; touffe de varech (algues) sur une plage normande, mais aussi des néologismes, mots fabriqués tout exprès : ératépiste (pour employé de la RATP), languistique (pratique du baiser « à la française ») , ou détournés : attentistes (qui mot péjoratif qui désigne une attitude réservée ou craintive face aux événements) au lieu d’attendants (par exemple). Il n’hésite pas enfin à jouer sur des répétitions de phrases entières, en jouant sur la place et la consonnance des mots (hagarde / regarde).

Cette grande variété lexicale crée un effet de foisonnement, qui est d’ailleurs perceptible tout au long du roman : les mots se succèdent, recherchés, triviaux, rares ou très communs, avec une dominante plutôt amusante suscitée par la sensation permanente d’un jeu pratiqué par l’auteur et auquel chaque lecteur, quelles que soient ses capacités ou son niveau de lecture, est appelé à s’associer. La tonalité dominante est donc l’humour, et une relative légèreté, suggérée à la fois par le lexique et par le récit qu’il supporte.

4. Pistes complémentaires pour l’analyse

Sur le plan narratif, ce passage contient en fait deux scènes, avec une transition : la première scène rassemble Lamélie et « son jules » ; elle semble très amoureuse, et lui est en retrait. Pressé par sa fiancée, il la laisse l’accompagner jusqu’à l’arrêt du bus dont il est contrôleur et pat sans elle, ce qui ouvre sur la seconde scène, où Lamélie esseulée a maille à partir avec la foule des usagers qui se méprennent sur ses attentions. Après avoir perdu son amour et la face, Lamélie rentre à la péniche. Lamélie apparaît ici comme dupe : victime de son envie de se « caser », elle tombe amoureuse d’un premier venu pour échapper à l’emprise de son père et à sa vie trop terne ; victime de l’indifférence de son fiancé, puis des circonstances, et enfin de la bêtise de la foule, elle finit proprement rejetée, et n’a plus qu’à regagner la péniche où elle reprendra ses fonctions de servante de son père.

5. Plan et introduction / commentaire

a. Plan
b. Introduction

L’appartenance passagère de Raymond Queneau (1903-1976) à la nébuleuse surréaliste ne suffit pas à le qualifier d’écrivain surréaliste ; tout comme le surréalisme ne se rattache qu’à une partie de sa carrière, l’écriture, sous forme de romans et de poésie, n’a constitué qu’une des activités de ce touche-à-tout de génie, également créateur et animateur de l’OuLipo,  éditeur (en particulier de Boris Vian), ou encore mathématicien. Sans relever du surréalisme, son roman Les fleurs bleues, paru en 1965, s’y rattache par ses aspects oniriques (liés aux rêves), mais cela est loin de constituer son caractère essentiel : comme nous le révèle la lecture de ce passage, qui reflète à ce titre le reste du roman, Queneau est en effet un joueur de mots et un télescopeur de langage, manifestant une érudition qui s’étend du plus savant au plus populaire, voire au plus trivial, ou encore à la création pure et simple. C’est donc d’abord sur l’exploration ces aspects formels que se basera le commentaire, avant d’aborder la narration et la construction de cette scène de la vie quotidienne.

Séquence 6 : DS / Georges Perec

510 – Devoir surveillé du 28/03/2008

Préparation au commentaire de texte

Sujet

Texte

Légende :
les couleurs successives permettent d’identifier les différentes énumérations ;
les dégradés signalent, selon les cas, des listes à expansion ou emboîtées

Georges Perec, Les choses, chapitre 10 (extrait)

Une enquête agricole les mena dans la France entière. Ils allèrent en Lorraine, en Saintonge, en Picardie, en Beauce, en Limagne. Ils virent des notaires de vieille souche, des grossistes dont les camions sillonnaient le quart de la France, des industriels prospères, des gentlemen-farmersqu’escortait en tout temps une meute de grands chiens roux et de factotums aux aguets.

Les greniers regorgeaient de blé ; dans ­les grandes cours pavées, les tracteurs rutilants faisaient face aux voitures noires des maîtres. Ils traversaient le réfectoiredes ouvriers, la gigantesque cuisine où s’affairaient quelques femmes, la salle commune ­au plancher jauni, où nul ne se déplaçait que sur des patins de feutre, avec sa cheminée imposante, le poste de télévision, les fauteuils à oreilles, les huches de chêne clair, les cuivres, les étains, les faïences. Au bout d’un corridor étroit, tout imprégné d’odeurs, une porte s’ouvrait sur le bureau. C’était une pièce presque petite à force d’être encombrée. A côté d’un vieux téléphone à manivelle, accroché au mur, un planning résumait la vie de l’exploitation, les emblavages, les projets, les devis, les échéances ; un tracé éloquent témoignait de rendements records. Sur une tablesurchargée de quittances, de feuilles de paye, de mémoires et de paperasses, un registre relié de toile noire, ouvert à la date du jour, laissait voir les longues colonnes d’une comptabilité florissante. Des diplômes encadréstaureaux, vaches laitières, truies primées – voisinaient avec des fragments de cadastres, avec des cartes d’état-major, des photos de troupeaux et de basses-cours, des prospectus en quadrichromie de tracteurs, de batteuses, d’arracheuses, de semoirs.


C’est là qu’ils branchaient leurs magnétophones. Ils s’enquéraient gravement de l’insertion de l’agriculture dans la vie moderne, des contradictions de l’exploitation rurale française, du fermier de demain, du Marché commun, des décisions gouvernementales en matière de blé et de betterave, de la stabulation libre et de la parité des prix. Mais leur esprit était ailleurs. Ils se voyaient aller et venir dans la maison désertée. Ils montaient des escaliers cirés, pénétraient dans des chambres aux volets clos qui sentaient le remugle. Sous des housses de toile bise reposaient des meubles vénérables. Ils ouvraient des placards hauts de trois mètres, pleins de draps parfumés à la lavande, de bocaux, d’argenterie.

Lexique :
  • emblavages : du verbe emblaver , synonyme d’ensemencer ou de semer

Consignes

  1. Positionner le texte dans la narration du roman. (2 pts.)
  2. Relever les éléments significatifs du texte en vue de son analyse : descriptions / dialogues, élément lexicaux, etc. (3 pts.)
  3. Sur la base des éléments relevés, identifier et commenter la tonalité du passage dans un paragraphe rédigé. (3 pts.)
  4. Repérer les autres éléments d’analyse permettant de dégager le sens de ce passage. (2 pts.)
  5. Rédiger le plan et l’introduction d’un commentaire de ce texte (1 page mini. - 5 pts.)


N.B. :


Proposition de corrigé

1. Situation du passage

Situé dans la première partie du roman, cet extrait présente une des expériences professionnelles du couple de psychosociologues formé par Sylvie et Jérôme, qui constitue à la fois l’essentiel des personnages du livre et son objet d’étude. Le chapitre présente l’une des dernières enquêtes du couple avant sa décision de partir pour la Tunisie, qui consitue l’élément perturbateur du récit ; le schéma narratif est en effet très particulier ici, où l’exposé de la situation initiale se confond avec la première partie et occupe la moitié du roman. Pour Pérec, c’est aussi une nouvelle occasion de présenter un aspect des « choses » qui donnent leur titre au livre.

2. Exploitation du texte : apparences

Cf. texte sujet

3. Tonalité

Le texte semble à première vue peu attirant : très descriptif, comme le reste du roman, il ne contient aucune action significative. La tonalité dominante semble donc bien être celle de l’ennui : ennui d’un travail répétitif d’enquêtes exhaustives, ennui de lieux différents et pourtant toujours similaires, partageant des caractéristiques communes exposées sous la forme d’une litanie de listes diverses, comme si chacun des éléments évoqués devait trouver sa place dans la description d’une ferme française… c’est peut-être cette obsession des listes qui est d’abord caractéristique du texte (et plus largement d’ailleurs du roman) ; énumérations simples, comme celle des régions visitées, mais qui deviennent très vite, comme dans le cadre d’une progression organisée, plus complexes : listes « à expansion » dont chaque élément est complété par des qualificatifs, notaires de vieille souche, grossistes aux camions sillonnant la France, industriels prospères… plus loin, on trouve également des listes emboîtées dans d’autres ; la description des intérieurs de ferme démarre ainsi comme une liste « à expansion » : le réfectoire des ouvriers, la gigantesque cuisine <…>, puis l’évocation d’une pièce particulière débouche sur une liste secondaire : la salle commune <…> avec sa cheminée imposante, le poste de télévision <…>les faïences. Chaque élément apparaît ainsi comme une accumulation de sous-éléments, eux-même composés de détails, etc., accumulation de choses contenues les unes dans les autres comme des poupées russes, et qui ne contiennent finalement que le vide des sensations et des désirs du couple.

Le côté fastidieux de cette accumulation, en même temps qu’il est caractéristique à la fois de la société de consommation et du travail d’enquête et de recueil du couple, participe bien entendu à cette tonalité d’ennui ; mais le choix des « choses », leur qualité, et donc le choix du lexique employé pour leur description n’y est pas non plus étranger ; au-delà de la simple litanie s’établit ainsi un répertoire de lieux communs , que l’on peut par exemple détailler dans la description du bureau, forcément encombré puisqu’on n’y passe que le temps nécessaire à la paperasse : dans une ferme, la vie est ailleurs… La description n’a pas la précision chirurgicale de Balzac, mais les accessoires sont là, en détail : le vieux téléphone, à manivelle – marque de l’ancien et de l’inutilité -, est accroché au mur (où se trouve également) un planning quelconque, mais qui va donner lieu à une nouvelle liste emboîtée de tout ce qu’un planning est susceptible de porter d’événements qui rythment la vie d’une exploitation agricole : emblavages (mot savant et quelque peu incongru ici, mais qui renforce le côté désuet de la pièce) semailles, projets, devis, échéances ; une table, quelconque elle aussi, mais remarquable par l’entassement de ce qu’elle porte, ouvre elle aussi sur une liste tout aussi significative : quittances, feuilles de paye et mémoires rejoignent le lot des autres paperasses inutiles et pourtant obligatoires ; puis retour aux murs, non mentionnés, mais où se trouvent manifestement le reste des divers objets qui y sont accrochés et qui emplissent une dernière liste, cele-là emboîtée dans un élément en quelque sorte inexistant, avec ses animaux de concours, ses repères géographiques et ses inévitables publicités.

Le tout a un goût de vieille France et de poussière, d’un monde qui est dans le même mouvement rejeté comme trop vieux, désuet, et désiré (ou désirable) par son côté cossu, ancien, cet aspect de luxe qui est fait non pas de la possession mais du comportement inné qui va avec, comme le rappellent les figures de gentlemen-farmers et de leur train.

4. Pistes complémentaires d’analyse

Au-delà des apparences, d’accès plus immédiat, une deuxième lecture permet d’envisager la structure du passage, qui peut être découpé en deux parties, l’une longue et exclusivement descriptive, l’autre plus narrative, mais toujours à la façon distanciée de Pérec qui observe ses personnages un peu comme un zoologue déduit les comportements des animaux qu’il étudie aux traces que ceux-ci laissent dans l’environnement.

Plus que les listes, qui constituent dans le roman un effet de style récurrent, c’est la répartition des temps verbaux qui pourra aiguiller le lecteur attentif : le début du texte est au passé simple, et même si le sujet de la première phrase de l’extrait n’est pas le couple, le pronom les le désigne expressément ; sans doute faudra-til préciser en introduction du commentaire qui sont les personnages principaux du roman… les ils allèrent et ils virent, qui ouvrent chacun deux listes, participent également de la narration.

Le deuxième paragraphe, qui emploie quasi-exclusivement l’imparfait, consiste en une longue description dont les protagonistes sont absents, et dont nous avons déjà exploité les aspects. Les personnages reviennent à la fin de l’extrait, qui les voit s’intégrer au décor à travers une utilisation de l’imparfait de narration, et qui nous les montre dans l’exercice de leur obsession : le fantasme de la possession, au point que l’on peut s’interroger sur la réalité des dernières phrases de l’extrait : Ils montaient, etc. ; montaient-ils en rêve, ou au cours de leurs visites ?

Plutôt que de parler d’alternance description/narration, li vaudrait donc mieux parler d’un court passage narratif, d’ordre très général et vague, et qui ouvre sur une description en deux temps : une description de l’environnement, qui débute dès la deuxième phrase du texte, et une description du comportement du couple dans cet environnement, qui occupe le troisème paragraphe.

5. Plan et introduction / commentaire

a. Plan
b. Introduction

Georges Perec (1936-1982), écrivain français, n’a aucun rapport direct avec le surréalisme, même par sa participation active à l’OuLiPo : né trop tard, son oeuvre est marquée par une recherche formelle permanente en même temps que par ses qualités littéraires et narratives, qui constituent pourtant toujours des détournements du récit classique ; c’est aussi d’une façon détournée, à travers l’accumulation descriptive d’objets, dans un roman sans aucun dialogue et à la trame narrative évanescente, qu’il s’est livré, dans son premier livre, Les choses, paru en 1965 et lauréat du prix Renaudot la même année, à une évocation de la société de consommation qui peut apparaître aujourd’hui comme une critique sans concession. Le prétexte narratif du roman est formé des tribulations d’un couple de jeunes psychosociologues, Jérôme et Sylvie, à travers la société française de l’époque et de sa frénésie consumériste qu’il sont sensés étudier sans être capables, à aucun moment, de s’en détacher, alouettes prisonnières d’un miroir qu’ils seraient pourtant à même de voir et qui les amènera à la réalisation de tous leurs désirs, c’est à dire au vide. Tiré d’un roman expérimental à plus d’un titre, ce texte est situé au début du chapitre 10, c’est à dire environ à la moitié du roman, mais reste préalable au démarrage de « l’action », qui ne commencera véritablement qu’à la fin du livre. En même temps qu’il peaufine la mise en place de la situation initiale du schéma narratif, Perec livre ici une description cumulative d’un univers à travers les choses qu’il contient et au milieu desquelles ses personnages se meuvent comme des animaux de laboratoire. Bien qu’il s’agisse de toute évidence d’un univers agricole, c’est dans sa forme caractéristique d’accumulation énumérative que la forme du texte l’évoque le mieux, comme c’est dans sa construction, centrée autour de descriptions successives et emboîtées, que le lecteur ressent le poids et les multiples valeurs des choses.

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