Analyse du récit

Ancrage, récit et discours

- « Je t’ai dit de venir ici »!

Quotidienne pour des gamins du monde entier, cette phrase reste cependant un mystère pour tous ceux que le « t’ » ne concerne pas directement. Qui parle ? À qui ? À quel lieu correspond « ici » ? seuls les interlocuteurs et ceux qui sont à portée de voix au moment de l’échange le savent. Pour tous les autres, pour nous, ces questions resteront sans réponse : étrangers à la situation d’énonciation, nous sommes incapables de décrypter l’essentiel de ce discours.

À moins que… Si nous sommes dans une blague de Toto, que Toto a fait une bêtise et que sa mère lui ordonne de rentrer à la maison, nous avons alors toutes les informations ; nous connaissons toute l’histoire, et notamment ses personnages et les circonstances de cet échange de paroles (car même si Toto ne répond pas, il a entendu) : nous savons quelle est la situation d’énonciation, et nous sommes alors en mesure d’apprécier la portée de l’énoncé.

Discours / histoire ou discours / récit, c’est là le nœud, l’ancrage : soit nous sommes présents, témoins ou acteurs de la situation d’énonciation, et nous pouvons comprendre tout ce qui est dit car nous savons, pour chaque énoncé, qui est « je », « tu », à quel lieu correspond « ici » et à quel moment « maintenant », ou alors nous y sommes étrangers et pour nous la faire comprendre, nous avons besoin d’un récit qui nous permet d’y entrer, de nous y accrocher, d’y être ancrés.

Exemples

Énoncé ancré dans la situation
d’énonciation

Énoncé coupé de la situation
d’énonciation

Mes chers concitoyens,

Je suis heureux de vous accueillir ici aujourd’hui, dans ce lieu où des générations de nos habitants se sont succédés à l’occasion de toutes sortes de fêtes.

Tous ceux qui sont ici présents sont nés, ont grandi, se sont connus ici, chez nous ; et c’est chez nous, entre nous que nous sommes  heureux, loin des tracas et de l’agitation qui règnent dans le monde [...]

Questions : qui parle ? À qui ? De quoi ? Pour le savoir, il faudrait que nous fassions partie de l’assemblée à la quelle ce discours est adressé, ou que quelqu’un nous informe sur le lieu, la date et les
circonstances de ces paroles.

Entré à la pointe du jour dans l’avant-port de Toulon, après avoir échangé de bruyants saluts avec un des canots de ronde de la flotte qui lui montra où prendre son mouillage, le maître canonnier Peyrol jeta l’ancre du bâtiment, usé par la mer et délabré, dont il avait la charge, entre l’arsenal et la ville, en vue du quai principal. Au cours d’une vie que toute personne ordinaire eût trouvée remplie de merveilleux incidents, mais dont il était bien le seul à ne s’être jamais  émerveillé, il était devenu si peu démonstratif qu’il ne poussa pas même un soupir de soulagement en entendant vrombir son câble.
Questions : qui parle ? Un auteur. À qui ? À nous, ses lecteurs. De qui et de quoi s’agit-il ? Le texte nous donne sur ce point d’amples informations : nous sommes dans un récit.

Avatars du récit : aide-mémoire


Définitions

N.B. La position du narrateur et le point de vue adopté par l’auteur peuvent varier au fil du récit ; il s’agit donc de positions de principe et non de règles absolues.


Les Formes du récit

Un récit peut prendre des formes variées :

Quelle qu’en soit la forme, le récit garde toujours ses caractéristiques essentielles : celles d’un discours narratif.

Récit et réalité

Histoire vraie ou inventée, événements réels, biographie imaginaire : aucun récit ne peut prétendre à une quelconque « réalité » : le récit d’une mort ne fait mourir personne, pas plus que celui d’un repas ne permet au lecteur de satisfaire autre chose que son appétit de lecture… de par l’existence même du récit, récit et réel sont donc déconnectés ; tout récit est une fiction.

En conséquence, on ne peut parler vis-à-vis du récit que de réalisme et non pas de réalité.

Pour aller plus loin : préface de Pierre et Jean (G. de Maupassant) – un extrait est proposé par le manuel de littérature, p. 354-355.


Récit et Genre

Quelle que soit sa forme (roman, nouvelle, film…), un récit se rattache généralement à un genre qui permet de le catégoriser. Le genre est repérable grâce aux indices que l’on peut repérer dans le texte, par exemple :

On peut ainsi multiplier à l’infini les classes, sous-classes et autres subdivisions ; par ailleurs, les genres peuvent se mélanger facilement : un même récit peut ainsi mêler les indices de la science-fiction et du merveilleux, comme dans la saga de La Guerre des étoiles.

Attention : le terme de genre est aussi employé pour distinguer les genres littéraires : narratif, théâtral, poétique, argumentatif.


Outils pour l’analyse

Un récit, par le simple fait qu’il existe, obéit à un certain nombre de lois (un récit sans narrateur est impossible), mais l’analyse d’un récit et de sa portée peut demander bien d’autres outils : en dehors de ceux déjà cités, on peut avancer quelques pistes ;

On pourrait allonger cette liste avec d’autres clés, ou en proposer une étude plus détaillée ; il est sans doute plus important de rappeler que la « lecture intelligente » ou analytique ne peut en aucun cas être abordée comme une suite de tâches mécaniques ; aucun des éléments possibles n’a de signification en soi, mais en relation d’abord avec le texte et son sens, et en corrélation avec d’autres : il ne faut jamais perdre de vue que tout récit fait appel au subjectif, à l’interprétation, à travers le vécu et l’expérience de chaque lecteur.

N.B. : tous les critères cités ici sont valables aussi bien pour l’analyse d’un texte que pour l’écriture d’un récit.


La nouvelle

La nouvelle est l’une des formes consacrées du récit littéraire, avec le roman et le conte. Elle se caractérise par sa brièveté et son centrage sur le déroulement des événements ou des actions qu’elle relate.

Historiquement présente tout au long de l’histoire littéraire du français, la nouvelle n’a jamais démenti sa popularité ni son succès ; son format la rend accessible à l’auteur comme au lecteur débutant, elle s’insère aisément dans la presse ou  dans des formes plus modernes de diffusion comme l’Internet.

Depuis la deuxième moitié du XXe siècle, la nouvelle est également devenue un terrain d’expérimentation privilégié pour un grand nombre d’auteurs, soit de façon autonome, soit au sein d’associations comme l’OULIPO (OUvroir de LIttérature POtentielle) inventé en France par Raymond Queneau. Ces expériences portent le plus généralement sur la construction et la forme narrative : narrateurs multiples, récits croisés, jeux formels de toutes sortes.

Récit et image

Les rapports entre les formes traditionnelles de récit et l’image fixe sont multiples : dessins, peintures ou photographies peuvent servir de point de départ à un récit, comme source d’inspiration de l’auteur ; ils peuvent également s’y ajouter après coup, par choix de l’auteur ou plus souvent d’un éditeur, pour servir d’illustration au récit. Des planches de Gustave Doré décorant Rabelais ou les contes de Perrault aux modernes couvertures de livres, dont les images sont sensées avoir un rapport avec le contenu, cette relation n’est pas prêt de disparaitre.

En poussant un peu plus loin, on peut également établir des rapports entre la charge narrative de nombreuses images (Cf. travail sur l’image de la p. 192 du manuel de littérature) et la capacité d’un récit a susciter l’image dans l’esprit du lecteur, qui est la première indication de son bon fonctionnement.

Quant à l’image « animée », qu’elle se présente sous la forme désormais quotidienne du film, du téléfilm, de la sitcom ou de la série, ou sous celle, née au même moment, de la bande dessinée, son statut est clair : muette ou parlante, agrémentée de bulles, d’onomatopées ou de simples légendes, l’image animée est une forme de récit à part entière ; si elles ont, au fil des années et de modes, développé des codes qui leur sont propres (en particulier la caractérisation et la qualité d’interprétation des acteurs, que le film partage avec le genre théâtral), ces formes obéissent à la plupart des lois du genre narratif auquel elles se rattachent (Cf. analyse comparative texte et B.D. de l’incipit de Casse-pipe à la Nation, de Léo Malet / Tardi, p. 144 &am
p; 145 du manuel de littérature).

Sredni Vashtar

Littérature seconde – genres et registres : le récit

Commentaire d’une nouvelle – étude d’un texte intégral

Saki (H. H. Munro) : Sredni Vashtar

Texte : Manuel de littérature seconde – Ed. Hatier 2004, p. 194 – 198

Proposition de commentaire :

Le genre de ce texte, assez long par rapport à celui des autres nouvelles intégrales proposées par le manuel, ne se livre pas au premier abord. On sait grâce à l’introduction que l’auteur est un « humoriste », mais l’humour de ce récit, s’il existe, ne saute pas aux yeux. De toute évidence, ce n’est donc pas par ces portes-là qu’il faut entrer dans l’étude de cette histoire.

Le personnage principal de l’histoire est un petit garçon malheureux : élevé par sa cousine (le récit de dit pas un mot sur les parents) qu’il n’aime pas et qui, elle, n’aime personne, accablée qu’elle est par le fardeau d’une existence compliquée par la présence d’un garçon qu’on dit malade et condamné, même si l’affirmation est immédiatement corrigée pour son peu de sérieux.

Comme si l’absence de parents et la haine d’une cousine acariâtre ne suffisait pas, la maison offre peu d’abris aux besoins d’échappatoires de l’enfant : son seul havre de paix est une cabane à outils oubliée dans le jardin, qu’il transforme au gré son imagination et terrain de jeu solitaire.

La plus grande attraction de ce refuge est un furet en cage, secrètement introduit là par le garçon, Conradin , qui voue à l’animal un véritable culte en prenant l’exact contrepied des offices religieux auxquels l’entraîne sa cousine. Les fréquents séjours de Conradin dans sa cabane attirent l’attention de sa tutrice, qui se débarrasse d’une poule, pensionnaire officielle du lieu. Pour toute réponse, Conradin se met à invoquer son petit dieu sanguinaire, qu’il a appelé Sredni Vashtar, une faveur indéterminée.

Le drame se noue lorsque la cousine s’aperçoit que l’intérêt de son encombrant pupille pour la cabane à outils n’a pas faibli, et qu’elle décide d’inspecter les lieux de manière plus approfondie ; de la maison, Conradin aperçoit le manège et, se résignant déjà au pire, adresse à son dieu la prière sauvage qu’il a inventée pour lui.

Et l’incroyable se produit : à la place de sa cousine en fureur, c’est le furet que Conradin voit apparaître à la porte de la cabane et se perdre dans la liberté retrouvée des broussailles du jardin. Et tandis que la maisonnée s’affole de la mort de la femme haïe (cris hystériques, exclamations, sanglots, « qui va l’annoncer [...] ?), Conradin grille, beurre et déguste la tartine de la victoire.

Bien trop volumineuse pour faire office de résumé, cette longue présentation permet à la fois de dégager les trois personnages : Conradin, sa tutrice et le furet qui incarne Sredni Vashtar, et le découpage de l’histoire : exposition des personnages et du contexte, montée de la tension, épisode dramatique (auquel ni Conradin ni le lecteur n’assistent) et dénouement. La construction est celle d’une pièce de théâtre plus que d’un récit, et même d’une tragédie classique, où la mort qui résout le dilemme se ne produit jamais sur scène.

Il s’agit donc d’un banal drame domestique, à peine un fait divers. Pourtant, la construction du récit et le point de vue, essentiellement externe mais surtout placé « à hauteur » du petit garçon permettent, sans révéler ce qui doit rester mystérieux (la mort) de donner à ce drame une couleur particulière, avec la transformation d’une lubie d’enfant en instrument de délivrance.

La narration crée ainsi un décalage subtil entre le point de vue de l’enfant, auquel l’auteur reste très attaché, et celui du lecteur : d’abord attendrissante et un peu ridicule, la déification du furet débouche sur un malentendu que le lecteur est seul à percevoir, puisque le lecteur seul peut savoir que le furet, s’il a été l’instrument de la délivrance de Conradin, n’en est pas plus responsable que l’enfant lui-même ; la mort de la tutrice est due à l’addition de son caractère acariâtre, de son manque d’amour pour l’enfant dont elle a la charge, et de la peur panique alliée à la fureur qu’elle a dû éprouver en découvrant la bestiole introduite clandestinement par l’enfant. Libre à Conradin de s’imaginer que Sredni Vashtar l’a exaucé (mais l’imagine-t-il vraiment ?) ; le lecteur, pour sa part, sait à quoi s’en tenir.

C’est donc de ce décalage que naît l’intérêt du récit : l’histoire est somme toute banale, les personnages – à part l’incongruité du furet – n’ont pas l’intérêt des héros habituels, mais cet épisode, somme toute déterminant dans la vie de Conradin (il va lui falloir changer de tuteur, mais après tout, là encore, ce n’est qu’une péripétie comparée à la perte ou à l’absence de ses parents), n’éveille notre curiosité que par la manière dont il est raconté.

O. Kappes 09/07